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LA PROGRAMMATION
© (détail) Oleñka Carrasco
“ FLORESTANIA, ET SI ON Y ARRIVE ? ”
Depuis le XIXe siècle, la photographie nous émerveille en révélant les détails invisibles du monde. Du galop décomposé du cheval sur les images de Muybridge (1887) à La Terre vue depuis la Lune (1968), certaines photographies ont bouleversé notre perception de nous-mêmes et de notre place dans l’univers. Née dans le sillage de la révolution industrielle, la photographie s’est développée en parallèle des mutations scientifiques, sociales et techniques qui ont façonné la modernité. Très vite, l’image devient aussi un outil de capture, soumise à une logique extractive et quantitative – miroir fidèle des dynamiques de domination du capitalisme.
À rebours de cette histoire hégémonique de l’image, la 9e édition des Rencontres Photographiques de Guyane choisit d’explorer la notion de florestania, un concept né à la fin des années 1990 dans les mouvements socio-environnementaux amazoniens. Fusion des mots floresta (forêt) et cidadania (citoyenneté), florestania appelle à reconsidérer la forêt non comme un simple espace géographique, mais comme un sujet politique à part entière. Elle propose une citoyenneté fondée non sur la loi, mais sur la relation avec les êtres vivants, les ancêtres, les esprits et les milieux. Une manière d’habiter le monde en interdépendance. Comme le rappelle le journaliste et théoricien du concept, Antônio Alves Leitão Neto, florestania porte une vision profondément politique et écologique. Elle nous invite à penser la nature en dehors des cadres extractivistes, et à envisager notre existence selon d’autres récits que ceux imposés par le capitalisme globalisé. Elle questionne nos choix économiques, nos valeurs culturelles, nos pratiques quotidiennes. Et surtout, elle ravive une force vitale : une manière d’être au monde ancrée dans le soin, la mémoire, la diversité et l’écoute. Cette réflexion prend une résonance toute particulière en Guyane, territoire majoritairement recouvert par la forêt amazonienne, d’une richesse biologique exceptionnelle, et marqué par une mosaïque de cultures issues de plus de 80 origines différentes. Dans ce contexte, l’image – fixe ou en mouvement – devient un outil sensible de partage des savoirs, de transmission des mémoires et d’élaboration collective de futurs possibles.
Les artistes et les commissaires de cette édition, venu·e·s de plusieurs parties du monde, proposent des récits visuels multiples, nourri·e·s par leurs ancrages, leurs cultures et leurs visions. Leurs œuvres nous invitent à nous libérer des représentations dominantes : rationnelles, urbaines, individualistes, productivistes. Elles tracent d’autres chemins, fondés sur l’empathie, le lien, la coexistence et la spiritualité. Florestania, dans ce cadre, n’est pas une utopie éloignée. C’est un geste concret, un appel à l’écoute et à la transformation. Elle ne reconnaît ni centre ni périphérie, mais une constellation de mondes en relation. Comme le suggèrent Ailton Krenak et Eduardo Viveiros de Castro, sommes-nous une humanité homogène, ou une pluralité irréductible d’existences humaines et non-humaines, toutes interconnectées ? Peuples, arbres, fleuves, invisibles : nous sommes tou·te·s lié·e·s.
IOANA MELLO
Commissaire associée à la programmation de la MAZ